L'AUTRE SAINTE-HÉLÈNE
L'autre Sainte-Hélène - The other St. Helena

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LA FAUSSE DENT DE NAPOLÉON


En novembre 2005, une dent décrite comme ayant été celle que le docteur O'Meara avait extraite de la bouche de Napoléon à Ste-Hélène a été vendue aux enchères dans le comté du Wiltshire en Angleterre pour la somme rondelette de 11.000 livres sterling, soit 13.000 euros environ. Vu le montant élevé de cette vente, on ne peut que s'intéresser à l'historique de cette relique "hélénienne".

Dent Maceroni
Dent "de Napoléon" vendue aux enchères

Pour commencer, la description des faits relatifs à cette dent, selon l'article de presse publié dans le site web de la BBC, fait état des points suivants:

- Napoléon aurait souffert d'un mal de dents en 1816
- L'inflammation buccale a été diagnostiquée comme d'origine scorbutique
- La dent extraite, et vendue en 2005, était apparemment une canine de la mâchoire supérieure droite
- La dent aurait plus tard été donnée par O'Meara au général Maceroni, ancien aide-de-camp de Murat, ex-roi de Naples

Outillage de dentiste
Un outillage de dentiste au XIXème siècle, France

Analysons ces points, un par un.

Tout d'abord, la question de la date: en 1816, Napoléon avait des ennuis avec le nouveau gouverneur Hudson Lowe, arrivé en avril, mais ne se plaignait pas encore de sa santé. Il se plaignait plutôt des restrictions et des contrôles que l'on imposait désormais au captif de Longwood. Selon les rapports de son docteur, le médecin de marine irlandais O'Meara, Napoléon n'a commencé à se plaindre de certains maux qu'après l'été 1817. L'inactivité physique pour un homme comme lui, qui avait parcouru l'Europe à cheval, faisait défaut dans le petit périmètre de "liberté" qu'on lui avait alloué. Son médecin lui recommandait, à raison, de faire de l'exercice mais Napoléon, heurté par les vexations et le manque de générosité de la part de ses ennemis d'hier, préférait plutôt se cloîtrer dans ses chambres insalubres, car humides et infestées par les cousins et les rats. Mais il commença aussi à avoir des maux aux gencives. Le 27 septembre, O'Meara rapporta au gouverneur:
Les gencives présentent un aspect spongieux et saignent au moindre toucher. (cf. L'autre Sainte-Hélène, page 119)
Pour en revenir à notre relique hélénienne, c'est donc en 1817, et non en 1816, que le problème dentaire fit son apparition chez Napoléon.
Barry O'Meara
Le docteur Barry O'Meara

Qu'en est-il du diagnostic "scorbutique"? O'Meara n'identifia pas de suite que Napoléon souffrait des dents. Il constata plutôt que les gencives étaient enflées et douloureuses, et pensa qu'il s'agissait d'un problème de scorbut, comme on peut le constater dans son rapport du 5 octobre au Gouverneur:
Les symptômes de scorbut dans les gencives se sont améliorés. (cf. L'autre Sainte-Hélène, page 120)

Extraction de dent
Une extraction de dent

Mais la cause des maux était plutôt une dent. Le 16 novembre 1817, O'Meara finit par extraire celle-ci alors qu'elle avait fait souffrir Napoléon pendant plus de deux mois. De quelle dent s'agissait-il? La relique hélénienne mise en vente parle d'une canine de la mâchoire supérieure droite. Les Cahiers du grand-maréchal Bertrand ne nous renseignent guère: il a d'autres sujets bien plus sérieux à traiter à ce moment-là ! Mais Gourgaud, lui, nous offre la réponse dans son Journal de Sainte-Hélène:
Sa Majesté s'est fait arraché une dent de sagesse.

Anatomie dentaire
Anatomie dentaire montrant la position des canines et des dents de sagesse

Il précise même, avec des détails plutôt crus, comment cette extraction s'est déroulée:
Il [Napoléon] nous a raconté qu'O'Meara l'a fait asseoir par terre pour lui arracher la dent, l'instrument a provoqué des vomissements, puis le docteur a pris des pinces. O'Meara est tout fier de son opération; c'est une dent du fond, qui a deux trous à la hauteur de son enchâssement avec les gencives, l'un extérieur, l'autre en arrière.
Les Récits de Montholon rapportent aussi les mêmes détails, et ils rajoutent que la pince du docteur était même assez rouillée !  Pauvre Napoléon, le sort s'acharnait sur lui.

Extraction caricaturale
Une extraction... caricaturale

Le fait est bien entendu rapporté par les hommes de l'art, dont le médecin-chef de Ste-Hélène, le docteur Alexander Baxter. Dans un bulletin envoyé au gouverneur Hudson Lowe, en date du 19 novembre 1817, il écrivit:
Napoleon Bonaparte has suffered a good deal from a toothache on the night of the 15th and, in consequence, was at last induced to permit Mr O'Meara to extract the dens sapientice of the right side of the upper jaw. This is the first surgical operation that has ever been performed upon his body. The tooth was carious in two places. (source: Lowe Papers, ADD 20120, 19 novembre 1817)

Traduction:
Napoléon Bonaparte a beaucoup souffert d'un mal de dents dans la nuit du 15 et, suite à cela, a enfin été amené à permettre à M. O'Meara de lui extraire la dent de sagesse du côté droit de la mâchoire supérieure. C'est la première intervention chirurgicale qui a été effectuée sur son corps. La dent était cariée à deux endroits.

Outillage rudimentaire de dentiste
Voici le genre d'outils rudimentaires qu'a dû employer O'Meara...

On remarquera que Baxter utilisa "Napoléon Bonaparte" et non "le général Buonaparte", titre adopté par le gouverneur Hudson Lowe sur ordre de son gouvernement. Baxter signala aussi que Napoléon avait été réticent à se faire arracher la dent en question. On peut le comprendre. A son époque, l'opération effrayait tous les patients ! Pour s'en rendre compte, il suffit de regarder les instruments de "travail" ainsi que quelques gravures donnant une idée de ce qu'un patient devait endurer. Mais il faut aussi rappeler que Napoléon aimait les douceurs et affectionait particulièrement la réglisse... On ne peut que s'étonner qu'il n'ait pas eu de maux de dents avant 1817...! Une seule dent arrachée dans toute sa vie, c'est un bien maigre prix à payer comparé à la satisfaction procurée par le mâchage de la réglisse. Quoique, à son époque, il ne s'agissait pas de réglisse manufacturée et sucrée pour la grande consommation mais plutôt de bâtons de réglisse naturelle comme on peut encore en trouver chez les marchands spécialisés ou dans les pays exotiques.

Bâtons de réglisse
Bâtons de réglisse

Qu'est-il advenu de cette dent impériale, arrachée sans délicatesse? Le docteur O'Meara la conserva comme relique et la rapporta en Angleterre en 1818. L'article de la BBC mentionne qu'il avait donné la dent en vente au général Maceroni. Cet officier était bien un ancien aide-de-camp du roi Murat à Naples, et n'était d'ailleurs que colonel. C'était lui qui avait rédigé le pamphlet de Santini en 1817, l'Appel à la nation britannique, une publication réalisé à Londres au retour du domestique de Longwood. Elle causa une critique de la part du chef de l'opposition, Lord Holland, au Parlement britannique et le ministre en charge de la détention de Napoléon, à savoir Lord Bathurst, avait dû s'expliquer. Mais O'Meara, qui avait sans aucun doute connu ce Maceroni à Londres, à partir de 1818, lui avait-il donné cette précieuse et unique relique de l'illustre Napoléon? Apparemment non car, après la mort du docteur O'Meara, il y eut une vente aux enchères de ses effets personnels et, parmi ceux-ci, on retrouve la dent cariée en question. Elle a été adjugée, en juillet 1836, pour la modique somme de sept guinées et demie. A cette époque, dans les salles de vente, on ne s'arrachait pas encore les dents napoléoniennes ! Il en est autrement aujourd'hui.

En conclusion, on peut affirmer que la canine vendue en 2005 n'est certainement pas la dent de sagesse de Napoléon. Peut-être cette canine provenait bien du docteur O'Meara et qu'il l'aurait bien donnée à Maceroni. Ou même que cette canine était celle de Maceroni lui-même, qu'O'Meara lui aurait extraite à Londres. Peu importe son origine: ce n'est pas une dent de l'Empereur Napoléon. Son acheteur aura été trompé par les apparences. Et il y aura malheureusement encore beaucoup de collectionneurs qui se tromperont en achetant des articles sur la seule déclaration des vendeurs. Un peu de recherche serait cependant utile afin de corroborer les détails historiques présentés et de vérifier l'authenticité potentielle d'un objet.

Albert Benhamou
Février 2011


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