L'AUTRE SAINTE-HÉLÈNE
L'autre Sainte-Hélène - The other St. Helena

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POURQUOI MONTHOLON AVAIT-IL ÉTÉ SURNOMMÉ LE "MENTEUR" ?


On le sait aujourd'hui, Montholon s'était vu affublé du surnom de "Liar" (donc "menteur" en anglais) parmi des officiers britanniques en place à Sainte-Hélène. Mais il semble que ce surnom n'ait point été utilisé autrement que pendant une certaine période de la captivité et, possiblement, le principal intéressé ne fut pas même au courant de ce surnom peu reluisant. Cet article tente de retracer l'origine et la raison de ce surnom, un sujet sur lequel peu se sont penchés jusqu'à présent.

On ne connait ce surnom de Montholon que depuis quelques années car il semble que ce soit la parution du journal de Gorrequer en 1969 qui l'ait fait connaître pour la première fois. Et, à cette époque, les tenants de la thèse de l'empoisonnement, qui étaient à la recherche d'un coupable pour le méfait dont ils ont fait leur cheval de bataille, ont pu se jeter sur ce détail et l'ont fait surgir de l'oubli où il s'était trouvé jusqu'alors. Ce journal secret parle en effet, à la date du 14 juillet 1818, d'une lettre que Montholon avait envoyée plusieurs mois auparavant au gouverneur Hudson Lowe pour demander l'autorisation d'employer le cuisinier La Roche. Le texte de Gorrequer mentionne notamment ce nouveau surnom par les mots suivants:
On receiving Bugiardo's letter about the cook,... [1]
Traduction: En recevant la lettre du Menteur au sujet du cuisinier,...

Le journal secret de Gorrequer
Manuscrit du journal secret de Gorrequer

Je ne reviendrai pas ici sur la thèse de l'empoisonnement mais on peut affirmer que, pour de multiples raisons, ses tenants souhaitèrent démontrer que Montholon était un personnage douteux qui jouait un double jeu. Le surnom de menteur étant alors bien révélateur. Pour ceux que le sujet intéresse, je leur signalerai que les arguments de cette thèse contre Montholon ont été fort bien analysés et expliqués par Jacques Macé dans son ouvrage L'honneur retrouvé du général Montholon qui fait autorité, il me semble, quant au personnage mis en accusation, à tort. Mais personne, à ma connaissance, s'est encore penché sur les raisons de ce surnom. Pourquoi Gorrequer l'utilisait?

Commençons par noter que, à juste titre, le rédacteur de ce journal secret a correctement mis en garde le lecteur dans une note que, la plupart du temps dans son journal, Gorrequer surnommait Montholon "Veritas"... et que le surnom "Bugiardo" n'a été que plus rarement utilisé. Evidemment ceux qui ont préféré voir un "menteur" en Montholon ont occulté ce deuxième surnom, "Veritas", plus usité dans le même ouvrage. Qu'importent leurs raisons, elles ne réflètent guère le contexte historique sur ce point-là.
Montholon dit "il bugiardo"
Montholon, dit "il bugiardo"

Ensuite notons que Gorrequer a employé le mot italien "Bugiardo", qui signifit menteur, plutôt que, disons, Menteur en français ou Liar en anglais. D'autant que Gorrequer avait utilisé les surnoms anglais de "Shrug" pour le grand-maréchal Bertrand, qui devait sans doute avoir le tic de hausser une épaule, et de "Neighbour" pour l'illustre prisonnier Napoléon, dit "le général Buonaparte" dans les rapports officiels anglais. Alors pourquoi "Bugiardo", en italien, pour Montholon alors que celui-ci ne parlait pas l'italien?

En fait l'emploi de cette langue pour ce surnom nous donne un indice quant à son origine et, disons, quant à celui qui l'avait employé en premier. Ceux qui parlaient italien, ou corse, à Longwood étaient notamment Napoléon et le docteur O'Meara. En analysant les archives anglaises, les fameux Lowe Papers, on peut se rendre compte que le docteur irlandais utilisait très souvent la langue italienne pour rapporter les propos exacts de Napoléon. Or, en lisant une certaine correspondance privée d'O'Meara, qui n'a jamais été publiée, même en extraits, avant la sortie de mon ouvrage L'autre Sainte-Hélène, l'on remarquera que Napoléon avait traité Montholon de "Bugiardo" pour la première fois, dans une conversation avec le docteur O'Meara, en février 1816.
Le docteur O'Meara, dit Magnesia
Le docteur O'Meara, dit "Magnesia"


On trouve cette anecdote dans une lettre privée du médecin de marine à un ami travaillant à l'Amirauté de Londres, un certain John Finlaison [2]. Suite à une circonstance qui s'était déroulée dans la nuit du 11 février, Montholon avait porté plainte auprès de l'amiral Cockburn, par le truchement du docteur O'Meara qui, déjà à cette époque, était utilisé de part et d'autre comme canal de communication. Mais, lorsque Napoléon l'apprit, il traita Montholon de tous les noms et lui interdit de "mentir" à nouveau. Le docteur O'Meara rapporta dans sa lettre privée, jusqu'alors inédite, la colère de Napoléon envers son compagnon, plutôt infortuné sur le coup :
Napoléon a alors explosé et s’est répandu en invectives contre Montholon qu’il a surnommé un coglioni [3], un imbécile etc. etc., juste bon aux cuisines et à surveiller les marmites. […]
Cette circonstance lui a ouvert les yeux sur Montholon et c’est à peine s’il lui a adressé la parole pendant quelques jours. Et, un jour que Montholon se rendait à l’appartement de Napoléon pour y traiter de quelque affaire, ce dernier lui dit : « Maintenant, Montholon, ne m’apportez pas un mensonge comme une soi-disant nouvelle, car la maréchale Bertrand se rendra en ville demain et j’entendrai alors la vérité. » [4]

Il va sans dire que le docteur, n'ayant aucune estime pour le couple Montholon, s'était aussi empressé de rapporter la circonstance au mess des officiers du 53ème régiment, qui campait sur le plateau de Deadwood, et qui ont dû bien en rire, et aussi à table, à Longwood, lorsqu'il dînait avec Piontkowski et Poppleton, l'officier d'ordonnance. Ce surnom perdura longtemps et, lorsque Gourgaud commença à être en conflit avec Montholon, surtout après le départ de Las Cases, il apposa un graffiti sur le mur de sa chambre en écrivant:
Montholon = Ment au long [5]
Après son départ de Longwood, on s'empressa de vider sa chambre et d'en repeindre les murs !

Le docteur O'Meara avait ensuite adopté le surnom de Bugiardo comme le montre une note qu'il envoya quelques temps après à Thomas Reade, en parlant de Montholon, un peu avant l'accouchement de madame de Montholon. Il avait écrit, en italien:
che se non fosse bugiardo e vile sarebbe galantuomo, ma covandorze questi due difetti e brave uomo. [6]
Traduction: s'il n'était ni menteur ni lâche, il serait gentilhomme ; car, si on ignore ces deux défauts, c’est un brave homme.

Puis, après l'accouchement, le docteur écrit explicitement dans une requête à Gorrequer :
Montholon, better known here by the appellation of "il bugiardo"... [7]
Traduction: Montholon, mieux connu ici sous l'appellation de "il bugiardo"...
["ici" voulait dire à Longwood, voire même, en sous-entendu, "chez Napoléon"]

Gorrequer aura alors tout simplement trouvé ici un surnom, ou plutôt deux avec Bugiardo puis son contraire Veritas, pour Montholon dans son journal secret. Ce journal ne rapporte en effet aucun nom réel mais seulement des surnoms. Le gouverneur Hudson Lowe s'était, lui, vu affublé du surnom de Mach, diminutif de Machiavel, à cause de son esprit tortilleux à élaborer des plans machiavéliques en vue d'assurer la surveillance de son prisonnier. Comme on le sait, la plupart de ces élaborations étaient tout à fait démesurées, compte tenu des défenses naturelles de l'île.

Le major Gorrequer
Le major Gorrequer

En final, Napoléon aura sans aucun doute été à l'origine des surnoms que l'on utilisait à Sainte-Hélène. C'était dans l'habitude de Napoléon de donner des surnoms, à ses domestiques (par exemple le mameluck Ali), à ses compagnons (par exemple Gorgotto pour Gourgaud), à ses chevaux (ceux de Longwood avaient été renommés d'après ceux qu'il avait montés durant ses campagnes militaires). Napoléon avait même renommé sa première épouse qui, au lieu de s'appeler Joséphine, s'appelait Rose de son premier prénom. Le docteur O'Meara aura ainsi adopté cette attitude dans ses conversations et ses lettres privées. Il avait notamment raconté que Las Cases était appelé "le Jésuite", et ainsi de suite, et naturellement Montholon avait été appelé Bugiardo. Mais, avec le temps, il avait dû sans doute acquérir une meilleure réputation car Gorrequer l'avait ensuite surnommé Veritas. Et, qui sait si l'idée même de Gorrequer d'employer dans son journal secret des surnoms humoristiques n'était pas venu de cette habitude impériale...

Albert Benhamou
Septembre 2010


Notes (l'ouvrage L'autre Sainte-Hélène contient les références exactes des sources citées ici) :

[1] Kemble, James, Gorrequer's Diary, 1969, p. 69, voir aussi note 45 p. 273.

[2] Benhamou, Albert, L'autre Sainte-Hélène, 2010, pages 44-45.

[3] C'est-à-dire un couillon, en italien: un surnom que Gorrequer n'aura sans doute pas osé utilisé lui-même, alors que le mot était très fréquemment utilisé par Napoléon en tout et pour tout.

[4] Lowe Papers, ADD 20146, lettre du docteur O'Meara à John Finlaison, le 16 mars 1816.

[5] Macé, Jacques, Le général Gourgaud, 2006, pages 169-170, citant des papiers inédits de Saint-Denis (le mameluck Ali), extraits d'une collection privée.

[6] Lowe Papers, ADD 20115, note du docteur O'Meara à Thomas Reade, le 12 juin 1816.

[7] Lowe Papers, ADD 20115, note du docteur O'Meara à Gorrequer, le 21 juin 1816.



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