LA CUISINIÈRE "JEANNETTE" (suite) La "sottise" de Jeannette et de Noverraz a probablement eu lieu en mars 1818 car ce fut à ce moment-là que le chef cuisinier demanda au comte de Montholon, son responsable de tutelle, d'arranger son départ. Montholon lui promit de s'en occuper en en parlant à Napoléon, mais qu'il devait d'abord trouver des remplaçants à la cuisine, à la fois pour Lepage et Jeannette. Montholon ne jugea toutefois pas utile d'importuner Napoléon outre mesure sur cette affaire d'intendance et s'adressa au Gouverneur pour demander de nouveaux cuisiniers parlant français. Deux longs mois s'écoulèrent.. La tension devait être insupportable dans le service des domestiques, qui normalement s'attablaient ensemble aux repas. La "sottise" de Noverraz et de Jeannette n'était pas oubliée. ![]() Plan de Longwood, et des lieux qu'utilisaient les cuisiniers Au bout d'un moment jugé suffisamment long, ne voyant rien arriver de la part de Montholon, Lepage finit par se rendre lui-même à Plantation House pour obtenir son retrait du service de Longwood: c'était le 27 mai 1818. Comme raison donnée, et pour justifier l'urgence à rémédier à la situation, le cuisinier ne cacha pas que "Noverraz avait fait une sottise à Jeannette et qu'il était déterminé, afin d'éviter toutes disputes et conséquences, à demander leur départ de l'île." (source: L'autre Sainte-Hélène, page 154, selon Lowe Papers ADD 20122). Le jour même, Napoléon apprenant que son cuisinier s'était rendu à Plantation House sans son accord, il lui fit signifier son renvoi du service aussitôt qu'il fut de retour à Longwood. Ceci arrangea les affaires de Lepage qui n'en demandait pas moins. ![]() La cour intérieure à Longwood, vue en direction des offices Mais il n'y avait pas d'autre cuisinier parlant français dans l'île, mis à part celui du baron Stürmer, un certain Halbe. Hudson Lowe pria le commissaire autrichien de le mettre à disposition de Longwood. Mais les rumeurs allaient bon train que l'ambiance sur place était exécrable entre gens de service: le cuisinier du commissaire refusa de se rendre auprès de Montholon à Longwood pour au moins discuter d'une offre de service. Il manqua ainsi de rentrer dans la Grande Histoire, même par la petite porte, car qui n'a jamais entendu parler du sieur Halbe dans l'Histoire de Napoléon à Sainte-Hélène? Ce dernier, apprenant le refus du seul autre cuisinier français dans l'île, déclara qu'il se contenterait de la cuisine chinoise jusqu'à l'arrivée d'un cuisinier qu'on lui enverrait de France ! ![]() La cuisine de Longwood, vue vers l'emplacement des fours (photo: d'Hautpoul) Or, tout le monde était sur les nerfs à Sainte-Hélène en ces premiers mois de 1818: Gourgaud avait quitté Longwood en froid avec Napoléon; les morts se succédaient dans l'île et on redoutait une éventuelle épidémie qui venait d'emporter Cipriani, le fidèle maître d'hôtel de Napoléon; la famille Balcombe avait été quelque peu forcée de partir; le pasteur Boys se rendait à Londres pour se plaindre de Sir Hudson Lowe auprès de la Compagnie des Indes Orientales; le docteur O'Meara était à couteaux tirés avec le Gouverneur et ses suppôts, et était sur le point de se faire expulser manu militari; le commissaire russe Balmain écrivait à sa Cour qu'il n'en pouvait plus et souhaitait être remplacé après trois années de service (inutile) sur place; et ainsi de suite. Les disputes à Longwood étaient bien peu de choses en vérité comparées aux autres tensions dans l'île. Mis à part le couple Lepage et leur fille, le grand-maréchal Bertrand perdait lui son fidèle domestique Bernard Heyman, un autre Belge, qui l'avait suivi depuis Paris, avec sa femme et leur jeune fils. Mais Bernard était attaché à Bertrand et dut quitter son service à contre-coeur: ce départ avait été causé par la mauvaise humeur de madame Bertrand envers l'épouse Bernard, qui lui aurait mal répondu. Sir Hudson Lowe décida de laisser partir les deux familles de domestiques par un navire qui se rendait directement en Angleterre, sans les faire passer par une quarantaine de plusieurs mois à la colonie du Cap, comme ses consignes l'en instruisaient pour tout départ de Longwood, et comme cela avait été fait avec les premiers domestiques renvoyée à l'automne 1816, puis avec Las Cases et son fils en fn 1816. Sir Hudson Lowe expliqua au ministre Bathurst cette décision, à savoir que les deux familles n'offraient pas de risque politique. Ils embarquèrent le 7 juin 1818 à bord du navire General Kyd, appartenant à la Compagnie des Indes Orientales, arrivé de Chine le 1er juin sous le commandement du capitaine Nairne. Ce gros navire marchand de 1200 tonnes reprit la voile le 8 juin. Il y a une contradiction dans l'exposé de Masson dans son accusation que Jeannette espionnait à Longwood pour le compte du Gouverneur. Il n'en était rien car, le jour de son embarquement, elle fut questionnée, à la suite de son conjoint, par Hudson Lowe à qui elle déclara que Napoléon "a aussi les jambes enflées, mais il les a eues avant de venir à Sainte-Hélène; il n'a pas l'air si bien portant que lorsque je vins à Longwood et il est souvent de bien mauvaise humeur." Evidemment, si Jeannette avait été une espionne, elle aurait déjà informé le Gouverneur de tels détails depuis longtemps, son attendre le jour de son départ de l'île ! Concernant les jambes enflées avant Sainte-Hélène, elle ne pouvait que raconter cela d'après les dires des autres domestiques qui avaient connu l'Empereur avant son exil car, évidemment, Jeannette n'avait jamais été au service impérial avant son emploi à Longwood. Quant à la mauvaise humeur de Napoléon, elle peut se comprendre car les mois précédant le départ de ses cuisiniers avaient été un enfer, notamment à cause des jalousies de Gourgaud envers le couple Montholon. De plus, au moment du renvoi de Lepage, un bras de fer était engagé entre le geôlier et son captif, et le docteur O'Meara allait en faire les frais en se faisant expulser un mois plus tard. Les informations que Lepage et Jeannette avaient fournies au Gouverneur sont à prendre avec un degré d'incertitude car, comme ils l'ont admis tous deux, ils ne voyaient guère Napoléon, étant eux en service dans leur cuisine. Ils ne purent offrir au Gouverneur qu'un témoignage de seconde main concernant notamment l'état de santé de Napoléon, un sujet qui préoccupait alors Sir Hudson Lowe. Mais ce témoignage était bon à prendre, car il confortait Sir Hudson Lowe dans son opinion que le docteur O'Meara était un agent de la politique de Longwood, qu'il exagéreait la situation du captif et s'était donc égaré dans ses devoirs d'officier britannique. Après le départ du couple Lepage, Longwood avait donc dû se mettre à la cuisine chinoise, sous la supervision de Pierron, le confiseur déjà devenu maître d'hôtel en remplacement de Cipriani, décédé à Longwood en février 1818. Les responsabilités étaient donc devenues assez lourdes pour le pauvre Pierron. Par chance, on finit par découvrir qu'un autre cuisinier sur place à Sainte-Hélène parlait français: il s'appelait Philip La Roche. Il était en fait un Anglais mais de père français. Il était arrivé une année plus tôt avec la mission Amherst et était resté sur place. Il entra au service de Longwood le 15 juillet 1818, une dizaine de jours avant l'expulsion du docteur O'Meara. Mais il démissionna après quelques mois, en début mars 1819. La version officielle de son départ était que sa santé déclinait à cause des fumées du four... La vérité est que La Roche avait pris ombrage après que Napoléon lui eût renvoyé la soupe qu'il lui avait préparée et avait demandé à ce que Pierron lui en préparât une autre ! (source: Lowe Papers, ADD 20125, lettre du gouverneur Hudson Lowe au sous-secrétaire Henry Goulburn, 3 mars 1819). Exit La Roche, et Longwood se remit à la cuisine chinoise (et aux patisseries de Pierron qui, elles, étaient toujours les bienvenues). Heureusement que Napoléon se contentait des soupes de celui-ci comme plat principal ! À son retour à Londres, La Roche rencontra le fameux Carême, un cuisinier qui avait été longtemps au service de Talleyrand et était ensuite entré au service du Prince Régent, futur roi George IV, après le Congrès de Vienne. Dans son ouvrage L'Art de la Cuisine au XIXè siècle, Carême put donner les détails que La Roche lui avait racontés au sujet des habitudes culinaires de Napoléon. ![]() Longwood - salle à manger Le nouveau cuisinier français n'arriva à Longwood que 10 mois plus tard, en septembre 1819, avec la "petite colonie" envoyée à Napoléon par la famille Bonaparte. Pour cette fonction, le choix avait été fait par Pauline Borghèse elle-même, et le cuisinier, Jacques Chandelier, se montra à la hauteur des espérances. D'autant que, lors de son escale à Londres, il avait aussi rencontré La Roche qui lui donna maints détails sur les habitudes de la maison de Longwood et sur celles de Napoléon en particulier. La Roche suggéra de même à Chandelier de se procurer à Londres les ustensiles qui lui avaient fait défaut sur place. Aussi Chandelier sut mieux se préparer à son arrivée au service de Longwood. Malheureusement sa santé n'était pas très bonne, quoiqu'il était alors un jeune homme. On discuta de nouveau d'envoyer un nouveau cuisinier pour remplacer Chandelier mais ceci n'arriva pas assez vite et celui-ci resta en service jusqu'à la mort de Napoléon en mai 1821. Cette circonstance fait qu'il figure sur le tableau de Steuben qui avait peint la scène de la mort de Napoléon entouré de ses officiers, leurs familles et ses gens de service: Chandelier est représenté agenouillé près du lit, aux côtés de Marchand et d'Aly, qui eux sont représentés debouts. ![]() Jacques Chandelier, le dernier cuisinier de Napoléon Pour la suite, cliquez
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