SURBY, LE DERNIER JARDINIER DE NAPOLÉON Après avoir évoqué ici sur ce site les jardins de Longwood, il m'a semblé utile de parler aussi du jardinier principal à Longwood, qui a donc été en quelque sorte le dernier jardinier de Napoléon. L'Histoire l'a quasiment oublié et son nom a porté à confusion. Dans son incontournable Who's Who, Arnold Chaplin, qui se basa sur certains rapports, l'avait désigné comme étant un certain "Sowerby", alors qu'en réalité il s'appelait "Surby". QUI ÉTAIT SURBY ? Il s'appelait William Surby, était né en 1799 à Sevenoaks, dans le comté de Kent au sud de l'Angleterre. Il s'enfuit de chez lui à l'âge de 15 ans pour s'enrôler dans l'armée avec son frère aîné, Joshua, le 3 mai 1815. Son père paya pour l'en sortir, mais William s'échappa une seconde fois et, le 15 mai 1815, put rejoindre son frère au 2è bataillon du 66è régiment d'infanterie campé à Maidstone. Le retour de Napoléon de l'île d'Elbe avait fait craindre le redémarrage d'une guerre durable et on avait donc repris le recrutement pour repeupler les régiments qui allaient participer aux nouveaux affrontements. Mais la guerre se termina tôt, suite à la bataille de Waterloo un mois plus tard. On affecta le 2è bataillon du 66è régiment à l'île de Ste-Hélène pour y supporter le 53è régiment qui était déjà sur place, sur le plateau de Deadwood, pour s'occuper de la surveillance de Napoléon et ses compagnons. Le régiment embarqua pour l'île de l'Atlantique Sud le 2 janvier 1816, et y arriva entre avril et mai 1816. Les frères Surby furent tout d'abord stationnés à Jamestown. Napoléon venait de tomber sous la responsabilité du nouveau gouverneur, Sir Hudson Lowe, lui aussi nouvellement venu en avril 1816. En juillet 1817 arriva à Ste-Hélène le 1er bataillon du même 66è régiment, composé de soldats aguerris qui avaient fait la guerre d'Espagne et avaient ensuite été envoyés en Inde après la paix de 1814. Ils y étaient restés depuis. Quant à William et les soldats du 2è bataillon, ils étaient essentiellement de jeunes recrues. L'arrivée du 1er bataillon fit que le 2è bataillon devait être renvoyé en Angleterre et être mis en demi-solde après une courte période de service. Certains de ses soldats optèrent cependant pour un transfert au 1er bataillon afin de continuer de rester dans l'armée: ce fut le cas de Joshua et de William Surby qui s'enregistrèrent au 1er bataillon le 25 juillet 1817. Le départ du 53è régiment s'opéra dans le courant de juillet 1817 et une partie 66è régiment prit sa place à Deadwood: c'est à partir de ce moment que l'on affecta le capitaine Blakeney comme officier d'ordonnance à Longwood, et que les différents soldats du 53è qui étaient employés au service de Longwood (écuries, cuisine, jardin, etc) furent eux aussi remplacés par des soldats du 66è régiment. William, qui n'avait que 17 ans, fut alors probablement affecté au jardinage le 1er septembre 1817. En effet, le Gouverneur, venu à Longwood en fin août, avait dit à O'Meara "qu'il faudra que quelqu'un se charge du jardin." (Source: Bertrand, Cahiers de Sainte-Hélène, 29 août 1817). Et ce fut le 1er septembre 1817 que les officiers du 66è régiment furent officiellement présenté à Napoléon à Longwood. On peut donc penser qu'aucun soldat ou officier du 66è n'aurait été placé à Longwood avant la présentation officielle de ce corps. Joshua, le frère aîné de William, continua, lui, à servir à l'armée. Il est possible que, normalement, William aurait dû être renvoyé en Angleterre avec le reste des plus jeunes recrues mais qu'il souhaita rester avec son frère et qu'on l'affecta alors au service (civil) de Longwood. De fait, les deux frères restèrent à Ste-Hélène jusqu'à la mort de Napoléon en mai 1821. SON EMPLOI À LONGWOOD William Surby, comme tout autre soldat employé à Longwood, servait aussi d'informateur pour l'officier d'ordonnance dont la tache était de s'assurer de la présence du captif et de le rapporter au Gouverneur deux fois par jour. Il fallait toutefois ménager la susceptibilité de Napoléon qui refusait à se soumettre à une quelconque mesure qui le rendait de facto un prisonnier. Ainsi, lorsque le jardinier était affairé à l'extérieur des murs de Longwood, il pouvait aisément apercevoir Napoléon par une fenêtre ouverte, et cela suffisait à l'officier d'ordonnance pour signaler cette présence au Gouverneur. Ce n'était pas tout à fait de l'espionnage, comme on pourra le concevoir, mais plutôt un bon arrangement. Et ce rôle du jardinier ne fut nécessaire qu'à partir du moment où le docteur Barry O'Meara ne pouvait plus voir Napoléon, car autrement le témoignage du docteur sur la présence du captif suffisait. Or, O'Meara posa une première fois sa démission en mai 1818, lorsque le Gouverneur voulut le soumettre aux mêmes restrictions que les captifs français. Surby commença alors à entrer dans les rapports officiels, et dans l'Histoire, comme informateur. Hudson Lowe écrivit au ministre Lord Bathurst: "Il (le jardinier) ne peut observer aucune altération dans l'aspect de Général Bonaparte depuis qu'il a été employé à Longwood, ce qui correspond à présent à une période de près de neuf mois." (source: Lowe Papers, ADD 20122, rapport du 17 mai 1818) La relation du docteur O'Meara avec les autorités empira vite à cette période. Sir Hudson Lowe reçut l'ordre vers la fin juillet 1818 de le soustraire du chevet de Napoléon et de le renvoyer en Angleterre. Le Gouverneur s'exécuta aussitôt, non sans joie de pouvoir se débarrasser de ce docteur qui gênait sa politique depuis plusieurs mois. De son côté, le capitaine Blakeney, à qui on avait demandé d'espionner son collègue O'Meara, alors qu'il partageait sa table au "mess" de Longwood, posa lui aussi sa démission. Mais il dut rester en service à Longwood jusqu'en septembre 1818 lorsqu'on le remplaça par un vétéran du 66è régiment, le capitaine Nicholls (surnommé "Old Nic" par ses collègues). Dans cette période de rapports tendus qui s'ouvrait entre Longwood et Plantation House, le rôle du jardinier Surby comme informateur allait devenir essentiel dans les mois suivants, et ne fut pas sans être remarqué par les Français, dont Bertrand qui porta plainte officiellement auprès du Gouverneur: "Depuis 100 jours, l'Empereur n'est pas sorti au dehors car le jardinier et les ouvriers envoyés par le Gouverneur viennent de régiments et agissent comme des espions." (Lowe Papers, ADD 20123, lettre de Bertrand à Hudson Lowe, 20 juillet 1818) Le capitaine avait dû expliquer non moins officiellement que le jardinier n'était pas employé à autre chose qu'aux taches de jardinage. Les choses se calmèrent concernant le pauvre jardinier qui, âgé de moins de 20 ans, s'était bien involontairement retrouvé comme la cible des feux croisés entre Longwood et Plantation House. Cependant, la raison l'emporta sans doute et Longwood ne lui reprochera plus son travail, même si on savait bien qu'il était sollicité quelquefois pour dire à l'officier d'ordonnance s'il avait vu le captif ou non. Comment faire autrement envers le jeune homme? D'ailleurs sa présence ne gênait plus Napoléon et son rôle d'informateur était devenu presqu'officiel lorsque Montholon expliqua au Gouverneur lors d'une conversation le 1er octobre 1818 que Napoléon ne cherchait nullement à se cacher, que, s'il n'était pas visible quelquefois, c'était à cause de maladie ou de moral bas, et que le jardinier pouvait le voir dans la maison à travers la fenêtre de façon informelle, pour rassurer le Gouverneur de sa présence. LES TRAVAUX DE JARDIN Le travail de Surby augmenta de façon drastique lorsque Napoléon décida de remodeler la topographie de ses jardins. Il se trouva alors sollicité tous les jours, non sans un coup de main de la part des domestiques de Longwood (notamment Noverraz et Ali) et aussi des Chinois employés sur place. Ces travaux ont fait l'objet d'un article sur ce site à ce sujet auquel le lecteur pourra se référer. Ils occupèrent une bonne partie de l'année 1819 et se poursuivirent jusqu'en 1820. Lors d'une visite à Longwood, le Gouverneur aperçut Napoléon à quelque distance (rappelons que, depuis août 1816, les deux ne se parlaient plus directement): Je suis passé près de lui (le général Bonaparte) dans son jardin la semaine dernière. Il était très affairé à diriger les travaux du jardinier aidé de cinq ou six Chinois. (Lowe Papers, ADD 20128, rapport de Lowe à Lord Bathurst, 27 novembre 1819) La tache de l'officier d'ordonnance en était d'autant plus facilitée: Le général Bonaparte à été vu ce matin par Surby le jardinier. (Lowe Papers, ADD 20129, rapport de Nicholls à Gorrequer, 3 janvier 1820) Surby, avec qui tout le monde à Longwood s'était déjà bien habitué depuis septembre 1817, mais qui était quelque peu un nouveau visage pour Lutyens, un capitaine du 20è régiment qui avait remplacé le "Vieux Nic", qui eut besoin de signaler son rôle de jardinier, était même sollicité pour donner un coup de main de temps à autre pour d'autres taches que celles du jardinage: Il y a un moment de cela, un des domestiques de la maison a apporté à Surby (un jardinier) un moule à cartouches pour fabriquer quelques cartouches. Surby a renvoyé le moule en disant qu'il ne savait pas comment les fabriquer. (Lowe Papers, ADD 20129, rapport de Lutyens à Gorrequer, 16 février 1820) Et les travaux de jardins se poursuivaient toujours, notamment en plantant quelques arbres fruitiers, ce qui sollicita plusieurs paires de main: Hier, le général Bonaparte était à l'extérieur toute la soirée. Ce matin, je l'ai vu depuis 7 heures jusqu'à 10 heures en train de diriger les jardiniers à planter quelques grenadiers. (Lowe Papers, ADD 20129, rapport de Lutyens à Gorrequer, 20 mars 1820) Puis la santé de Napoléon commença à décliner de façon rapide à partir de l'automne 1820. Le capitaine Lutyens, ainsi que le jardinier Surby, n'hésitaient pas à sonner l'alarme auprès des autorités: J'ai vu l'officier d'ordonnance qui confirme son rapport écrit qui disait que le visage du général Bonaparte paraissait plus pâle et plus émacié que quand il l'avait vu la dernière fois et le jardinier anglais a fait la même remarque. (Lowe Papers, ADD 20131, rapport de Sir Hudson Lowe à Lord Bathurst, 8 novembre 1820) L'officier d'ordonnance s'appuyait sur les commentaires de Surby qui voyait Napoléon bien plus fréquemment: Surby a vu le général Bonaparte hier, et dit que le Général semblait très malade. (Lowe Papers, ADD 20131, rapport de Lutyens à Gorrequer, 2 décembre 1820) Vers la fin 1820, comme les travaux de jardins demandaient une maintenance importante, on adjoigna à Surby un certain Taylor, sans doute un soldat du 20è régiment campé à Deadwood. Car, alors que le 66è régiment avait été déplacé dans d'autres endroits de l'île (surtout à Francis Plain) et avait été remplacé au camp de Deadwood par le 20è régiment, on ne jugea pas utile de remplacer Surby auquel tout Longwood, et surtout Napoléon, s'était habitué depuis longtemps. En 1821, la santé de Napoléon commença à décliner si rapidement que son aspect physique faisait l'objet de presque tous les rapports issus de Longwood. Là encore le témoignage particulier de Surby, comme témoin oculaire principal, ressortait de ces rapports: Surby le jardinier m'a informé que, depuis un mois environ, il avait eu un aspect très malade mais qui s'était amélioré depuis, spécialement au cours de la semaine dernière. (Lowe Papers, ADD 20132, rapport de Thomas Reade à Hudson Lowe, 27 janvier 1821) Mais bientôt la maladie força Napoléon à prendre un lit qu'il n'allait plus quitter. Surby n'allait le revoir que le 6 ou le 7 mai 1821 alors que sa dépouille était exposée sur le lit mortuaire. Bientôt il allait, comme le reste du 66è régiment, être renvoyé en Angleterre qu'il avait quittée cinq ans auparavant. APRÈS NAPOLÉON Il semble que Surby ait quitté Ste-Hélène le 12 juin 1821, à bord du navire H.M.S. Abundance, en même temps que le reste du 66è régiment et que son chirurgien-chef, le docteur Francis Burton, celui qui avait réalisé le masque mortuaire de Napoléon. Une première partie du 66è régiment avait déjà quitté l'île en même temps que les Français en mai 1821. Presqu'aussitôt après son arrivée, Surby se maria le 13 août 1822 avec une certaine Mary Atkinson à Tynemouth (Northumberland). Il suivit, avec son épouse, son régiment à Dublin en 1825, puis embarqua à Cobh pour le Québec en juin 1827. Joshua, le frère aîné de William, suivit le même périple. Le chirurgien-assistant du 66è régiment, le docteur Walter Henry, qui avait participé à l'autopsie de Napoléon le 6 mai 1821, a laissé des souvenirs de ces années de service, en Inde, à Ste-Hélène, en Irlande puis au Canada. Le 31 mai 1835, Surby fut dégagé de toute obligation militaire alors qu'il servait à Fort George au Canada. Son frère Joshua avait, lui, opté pour quitter le service en 1830, à Québec: on perd alors sa trace - peut-être est-il retourné en Angleterre? Vingt ans de carrière était assez court pour l'époque. Peut-être que, tout compte fait, comme William avait plus connu les jardins que les vrais champs de bataille, la carrière militaire qui consistait à assurer l'ordre dans des contrées éloignées ne correspondait plus à ses aspirations. Ou alors, la naissance d'enfants chez le couple avait empêché William de poursuivre cette carrière alors que le régiment allait être amené à se déplacer dans les provinces, comme le docteur Henry l'expliqua dans ses mémoires. Quoi qu'il en soit, le couple resta installé près de Fort George, à Niagara-sur-le-Lac. Ils figurent dans le Census canadien de 1851 dans lequel Surby est mentionné avec la profession de "jardinier", ce qui est peu habituel je pense. Il faut peut-être y voir le fait que William a été marqué par ses quelques années passées au service des jardins de Napoléon, plutôt que par ses quelques 20 ans dans l'armée. C'est dans cette ville où le couple s'était établi qu'il décédèrent tous deux le 5 septembre 1852 à cause d'une épidémie de choléra. Comme il était de coutume pour ceux qui décédaient de cette maladie, on dut brûler la maison des défunts: ainsi, si Surby avait laissé quelques papiers ou souvenirs de son service à Ste-Hélène, ils partirent malheureusement en fumée. ![]() Inhumation du couple Surby en 1852 Une anecdote m'a été racontée concernant William lorsqu'il était sergent et gardien de prison au Québec. Un des prisonniers avait conçu de le tuer. Mais un autre prisonnier informa William qui put ainsi éviter une mort autrement certaine. Celui qui voulut intenter à sa vie fut arrêté, jugé et passé devant un peloton d'exécution. LES ENFANTS DE SURBY Le couple a eu cinq fils et trois filles. Les deux premières moururent dans leur jeune âge, Mary en 1828 et la seconde en 1830. Celle-ci avait été enregistrée comme Ellen Clara à sa naissance, mais nommée "Helena" dans son acte d'inhumation (elle mourut à l'âge de 10 mois) prouvant par là sans doute que l'épisode hélénien avait marqué Surby. Acte de naissance d' "Ellen Clara" Surby le 20 juin 1829 Acte de décès et d'inhumation de "Helena" Surby en mai 1830 Les autres enfants vécurent. Il s'agissait de Richard W. Surby (1832-1897), Eliza Surby, Edward Brock Surby, Benjamin Franklin Surby (1838-1889), Joseph H. Surby (1840-1916), and James Surby (1842-1904). Le fils aîné, Richard W. Surby, né en 1832 à Kingston au Canada, avait quitté la maison familiale assez tôt (vers 15-16 ans, comme son père l'avait fait) pour les USA où il s'engagea dans l'armée de l'Union comme éclaireur. Ses frères cadets le rejoignirent aux USA, dans le comté de Putnam en Illinois, à l'automne 1860, pour s'enrôler aussi dans l'armée de l'Union. Quant à Edward, il resta au Canada. Les trois autres frères participèrent plus tard à la Guerre de Sécession. Richard était dans le 7è de cavalerie US. Il a ensuite écrit un ouvrage de ses expéditions, notamment dans les raids de Grierson. Une petite section a été dédiée à son père, William, qu'il n'avait guère connu après l'âge de 16 ans. Il ne mentionne pas de détail sur l'épisode hélénien, n'ayant sans doute pu en converser avec son père. Cependant on y apprend que le nom "Surby", qui n'est pas usuel même aujourd'hui, avait été changé par le grand-père de William et que, originellement, la famille s'appelait "Southby". On ne connait pas la cause de ce changement. Richard a eu une bonne carrière professionnelle à Battle Creek, au Michigan, et a pris ensuite sa retraite en Floride où il mourut en 1897. (source: site Find-a-Grave) ![]() Tombe de Richard W. Surby (source: FindaGrave.com) Quant à Benjamin, il était dans le 2è Wisconsin qui faisait partie de la "Iron Brigade". Il a perdu son bras gauche à la bataille de Fredericksburg. Il se maria avec une Nancy Ann Sherman en 1863. Le frère cadet, Joseph, quant à lui, s'était auparavant marié avec la soeur, une certaine Mary Sherman, en 1861, peu de temps après son arrivée aux USA. Sans en avoir la preuve, je me plais à croire que, ayant été le "Jardinier de Napoléon" pendant quatre ans, et ayant cotoyé presque journellement celui qui aurait pu avoir l'âge de son père, William aura rapporté quelques boutures de son jardin, et sûrement de ces saules pleureurs qui devenaient déjà des reliques napoléoniennes dès l'instant même que Napoléon fut mis en terre le 9 mai 1821. Reste à savoir si ces plants ont pu survivre et si Surby a pu les planter avec succès quelque part dans une campagne anglaise près de son domicile familial. Une autre enquête à mener un jour, peut-être... Je tiens à remercier ici Franklin D. Winter et Dr. Michele K. Surbey, qui sont tous deux des descendant de William Surby, l'un aux USA et l'autre au Canada, qui ont pu me fournir les informations sur leur ancêtre et sa famille. Albert Benhamou Mai 2012 |
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